Maintenant, je sais qu’il existe
Je nous sais nombreux. Je sais qu’il y a ici, là-bas, d’autres êtres, d’autres habitudes, d’autres gastronomies, d’autres mots. Je sais. Mais l’expérience du corps, celle des êtres en présence, face à face, qui se parlent et s’écoutent, qui se rencontrent aussi parfois, n’a rien à voir.
Les rencontres sont partout, y compris au bout de sa rue. En vivant dans la forêt, j’en ai fait l’expérience, rencontrant des personnes exceptionnelles qui font désormais partie de ma vie au quotidien, à quelques mètres de chez moi ou derrière un écran. Je ne dis pas qu’il faut partir pour rencontrer. Mais je savoure le goût délicieux de la rencontre lointaine qui me fait davantage encore prendre conscience de ce monde auquel j’appartiens. Je pense aux « hommes pareils » que chante Cabrel :
Vous, vous êtes et nous, nous sommes des hommes pareils, plus ou moins nus sous le soleil. Même coeur entre les mêmes épaules.
Car désormais, je sais qu’il existe Vincent, né dans une petite commune du Maine-et-Loire et parti avec sa femme Isabelle à Montréal il y a environ 18 ans. Je sais un tout petit peu de sa vie. Je sais que le vendredi soir, dans une glacière, ils mettent ce que contient leur frigo et rejoignent leur chalet dans la forêt, à 1h45 de route. Ils marchent sous les arbres, ils naviguent sur leur lac. L’été, ils se baignent dedans, l’hiver ils marchent dessus. Ils rentrent le dimanche soir et il en est ainsi chaque semaine. Je sais comme leur annonce chaque jeudi, à leur fils Ruben : « Demain, nous allons au chalet. » l’apaise pour les deux jours d’école qui restent. Je sais un tout petit peu, très peu, de leur fatigue naturelle à s’occuper d’un enfant devenu adolescent, dont l’atypicité impose une présence et une attention permanentes. Je sais que leur chien Zoom compte aussi dans l’équation. Et qu’il est inépuisable lorsqu’il s’agit d’aller chercher un bâton. J’en sais un peu plus sur la puissance d’un habitat pensé et rénové avec soin, que l’on retrouve comme un refuge. De ce qu’il apporte à l’équilibre d’une famille.
Je sais qu’il existe un Olivier qui construit et rénove des maisons, près de Saint Gabriel de Brandon. Je sais la hauteur de son pick-up noir et le long travail pour fabriquer du sirop d’érable quand vient le printemps. 800 entailles font combien de litres de ce breuvage exigeant ? Si Olivier répond à toutes nos questions, il pose aussi les siennes et je retiens qu’il nous demande si chez nous, les jeunes ont encore envie de travailler. Lui a décidé de ne plus travailler que 40 heures par semaine, pour ne pas se tuer à la tâche. Nous comparons nos privilèges et nos désillusions. Chez lui comme chez nous, la politique fatigue. Savoir qu’Olivier existe me plaît. Et que c’est encore plus vrai pour Xavier me plaît encore plus.
Dans un parc national, au Mont-Tremblant, je sais qu’il existe Eric. Il n’est pas astrophysicien mais ce soir où le ciel bouché l’a empêché de sortir les télescopes, il nous explique quand même les étoiles. Dans la pénombre et le calme, nous l’écoutons nous parler d’un monde en dehors de notre monde, à des années lumières. Sa passion calme est apaisante et vertigineuse à la fois. Grâce à lui, nous nous sentons le devoir de veiller à réduire notre pollution lumineuse. Nous avons pris la mesure de notre rôle pour que reste possible l’observation du ciel au-dessus de nous.
Dans une prison de Trois-Rivières, fermée depuis 1986, je sais qu’Alexandre existe. Il y a débuté en tant que guide il y a six ans, pour financer ses études d’histoire. Son premier collègue était un ancien détenu qui après avoir décliné son nom pour se présenter, lui a montré un seau en disant : « Je chiais là-dedans. » Alexandre, hors du commun, passionné et passionnant, aimerait ne pas enseigner. D’autres métiers existent lorsque l’on est historien mais il faut les trouver. Il ne s’inquiète pas. Il n’est pas si mal ici, à raconter l’histoire et la vie de cette prison, 5 fois par jour, 2 fois par semaine. Ce n’est pas si rébarbatif que ça en a l’air nous dit-il. Pour nous, l’engagement de tout son corps, dans ses gestes, dans sa voix, dans ses réponses à nos questions fait que nous apprenons sans nous en apercevoir. « Plus qu’en une journée entière passée au collège. » trouve Robin. Je sais désormais qu’Alexandre existe, que toutes nos tentatives pour imiter sa verve sont vaines, et que nous partageons tous les quatre le souvenir de ce grand type sec et brun, qui dit souvent « en toute honnêteté » et « comprenez-moi bien », qui cherche un emploi et qui en attendant, livre tout ce qu’il sait sur la vie dans cette prison, entre vermine et insalubrité.
Sur un bateau à Tadoussac, je sais qu’il existe Emilia, naturaliste. Elle a laissé son manteau et son bonnet dans la cabine alors que nous sommes blottis au fond de nos doudounes. Elle est trop excitée. On les a prévenus que des dauphins à flancs blancs seraient visibles. Ils ne le sont que deux fois par an, pendant deux jours à chaque fois. Elle scrute l’horizon avec ses jumelles. Et quand un rorqual bleu sort de l’eau, elle s’exclame, invite le groupe à regarder dans telle direction : « C’est le plus gros mammifère au monde ! » Elle traduit instantanément en anglais. Nous nous demandons comment c’est possible, comment elle peut réagir ainsi, comment sa joie peut ressembler à ce point à celle d’une première fois. Je me dis que je suis du même bois qu’elle, quand dans la forêt, je vois un cerf, une biche, un chevreuil ou une chevrette. Depuis qu’elle nous a appris à distinguer un bélouga, un rorqual commun et un rorqual bleu, et qu’elle nous a expliqué pourquoi ce que nous appelons une baleine bleue est en réalité un rorqual bleu, j’ignore combien de fois elle a transmis son savoir, en français et en anglais, à combien de personnes, sous quelles températures. Mais savoir qu’Emilia existe, ses piercings et sa joie, sa passion pour son métier, m’aide à aimer encore un peu plus l’idée des Autres sur Terre.
Depuis quelques jours, je sais que Gabriel existe et bientôt, je vous raconterai son histoire. Celle qu’il nous a confié, accoudé au comptoir du Géant Motorisé où il travaille depuis six mois. Grâce à lui, je sais que l’on peut faire des conneries à 11 ans et trouver sa place à 25 ans, arrêter l’école et avoir la tête parfaitement faite. Gabriel, que la France ne fait plus rêver, viendra nous voir lorsqu’il y viendra un jour. Et savoir ça fait du bien aussi.
Et puis, je sais désormais qu’Aldalina, Alberto et leur fille Eva existent. Nous les rencontrons pour la première fois en visio, depuis la France. Nous avons prévu de louer leur camping-car. Xavier leur propose notre maison et l’imprévu révèle toute sa magie ; ils décident de saisir l’opportunité et de venir passer dix jours en France, dans notre maison dans la forêt. Tous deux se sont rencontrés au Canada, tous deux ont quitté Cuba où aucun avenir n’était possible. C’était il y a plus de dix ans. Ils travaillent dur ici ; Aldalina dans un laboratoire de biologie et Alberto en tant que développeur web. Ici, c’est 40 heures de travail minimum par semaine, auxquelles s’ajoute le temps qu’ils consacrent à la location de leur deux camping-car et aux vidéos qu’Aldalina monte pour expliquer comment les utiliser. Elle s’est formée au montage vidéo et aimerait en faire son métier. Montaine se demande si la part de leur joie de vivre ici au Canada est plus ou moins importante que la peine d’avoir laissé leur famille là-bas, à Cuba. Je ne sais pas quoi lui répondre. Aldalina n’est pas du genre à se plaindre. Au contraire, elle se réjouit, elle s’enthousiasme, elle s’imagine déjà chez nous, sur le ponton face à l’étang et à la forêt, à déguster un bon verre de vin. Elle n’est pas du genre à se plaindre, même lorsqu’elle nous dit que peu importe la quantité d’argent envoyée à Cuba, cela ne suffira jamais. Lorsqu’elle retrouve Alberto, nous l’entendons l’appeler « Mi amor », la joie dans la voix. À leur fille Eva, ils parlent espagnol et il est fou pour nous d’imaginer que bientôt, la petite saura parler trois langues, nous qui baragouinons un mauvais anglais. La générosité d’Aldalina et Alberto, aussi grosse que les pizzas au pepperoni commandées pour le déjeuner partagé sur le pouce, me fait penser au fait que plus on donne et plus on reçoit, que la gentillesse et la générosité grossissent de se partager. Savoir que ces rencontres existent, imprévues et authentiques, je n’y vois pas une philosophie facile ou une méthode Coué pour tenir encore un peu. J’y vois la seule raison de vivre. Poser des questions et écouter les réponses, découvrir comment d’autres vivent, font, se débrouillent de la vie, me passionne.
En quelques minutes, quelques heures partagées, il est possible d’en apprendre déjà beaucoup sur chacun. Je n’ai pas pu tout dire de ce que j’ai appris sur Vincent et son fils Ruben, sur Olivier, sur les passionnants Eric, Alexandre et Emilia, sur Gabriel, Aldalina et Alberto. J’en viens à me demander quelle est la quantité de choses que nous détenons sur nous-même. La somme me semble inimaginable. Elle me rappelle notre complexité et notre densité à tous, notre singularité aussi. En passant devant chacune des maisons d’ici, je répète comme j’aimerais les prendre en photo. Quand je vois quelqu’un à travers la fenêtre, s’affairer chez lui, j’ai du mal à résister à l’envie d’en savoir plus sur sa vie. Je voudrais entendre chacun. Comment en es-tu arrivé là ? Pourquoi vis-tu ici ? Qu’aimes-tu ? Es-tu satisfait de ta vie aujourd’hui ? Que veux-tu changer ? Vois-tu souvent tes parents, tes enfants ? Lis-tu chaque jour ? Quel est ton plat préféré ? Quel métier voulais-tu faire enfant ? Que feras-tu dimanche prochain ? Je voudrais passer mon temps à faire ça. Pour quoi faire ? Pour que la place que je cherche me paraisse toute petite, minuscule, et que sa quête soit ainsi moins grande ? Pour partager, pour que chacun découvre tous ces Autres qui existent à côté de lui, qui vont et viennent, qui font ? Pour faire le compte et découvrir que les gentils sont plus nombreux ? Je ne sais pas vraiment ; je sais juste que ces Autres qui existent et que j’ai rencontrés, me permettent d’exister mieux. Vivement les prochaines rencontres.