02. Déc 2025 | Par Aurélie

Elle s’appelle Vanessa.

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Alors voilà, j’ai rencontré une femme formidable. Je ne l’ai pas prise en photo, je n’ai pas fait récit d’elle.

Aujourd’hui, j’ai rencontré quelqu’une. Elle s’appelle Vanessa. Nous nous sommes installées l’une en face de l’autre, sans objectif, sans but, et nous avons parlé. Je n’ai pas sorti mon carnet pour prendre des notes de ce qu’elle me disait. Je n’ai pas posé de questions orientées (orientées par exemple dans le but d’être potentiellement intéressantes ou utiles à des lecteurices). J’ai posé les questions que j’avais envie de poser, pour moi, pour écouter les réponses pour moi, rien que pour moi. J’ai culpabilisé. Est-ce que je n’honorais pas Vanessa de ne pas faire le nécessaire pour pouvoir faire récit de notre rencontre, ne pas vous la donner à lire, ne pas faire son portrait ? La vérité est que je vis avec les lunettes du récit, en permanence. Ce que je vois et vis, je le vois et le vis pour le raconter. C’est ma façon de voir le monde et d’y vivre, cela se fait indépendamment de moi et naturellement en moi. Les récits se construisent en moi en même temps que je vis les choses. Sans compter que j’ai une âme de collectionneuse ; j’aime faire des compilations, des séries (quand je vois des jolies boîtes aux lettres par exemple, je me dis immédiatement que j’aimerais bien créer une série de photos de toutes les jolies boîtes aux lettres que je croise). Et puis, j’ai une obsession pour le fait de laisser quelque part, une trace de ce que je vis. J’ai besoin que chaque jour compte et que quelque part soit inscrit le fait qu’aujourd’hui, il s’est passé ça. J’ai visiblement aussi une obsession ou une peur de l’oubli et de l’effacement. Et sans doute n’écris-je pas des biographies pour rien. Un dernier pour la route : je suis habituée à écrire pour les autres. Sur les autres et pour les autres.
J’ai réalisé ce midi que tout cela créait un cocktail qui faisait que je n’étais plus présente aux choses. Je ne vis plus ce qui se passe pour ce qui se passe, je le vis pour le raconter. Je suis dans la question suivante et dans le futur récit à écrire. Je suis dans un couloir parallèle, en métaposition permanente. Je suis inquiète du fait de ne pas me souvenir de tout et inquiète du fait de ne pas pouvoir tout vous raconter avec précision et justesse, pour vous le faire vivre à vous aussi. Je suis inquiète de ne pas rendre suffisamment honneur à celles et ceux qui nous accordent de leur temps pour nous raconter leur histoire.
J’ai du mal à quitter cette voie, parce qu’elle est aussi celle de mes ressources : écouter et écrire. Mais je n’écoute plus aussi bien. Je n’écris plus aussi bien. Et pour quoi, au final ? Je crois que les ogres des réseaux sociaux, qui rendent compte et racontent en permanence, sous peine de jeter aux oubliettes, n’aident pas. Sauf qu’au bout du compte, je ne suis plus présente, plus vraiment, aux rencontres que je fais, qui finissent par devenir des interviews, des moments que je vis pour en faire récit. C’est idiot car cela m’éloigne de ce qui est fécond pour moi, parce que ce n’est pas juste en moi, parce que cela me frustre de toutes parts.
Aujourd’hui, j’ai rencontré quelqu’une et il est possible que je ne vous parle pas de qui elle est, de ce qu’elle fait, de ce que nous nous sommes dits, de ce qu’elle m’a apporté. Il est possible que je ne laisse pas trace de ce qu’elle m’a dit, nulle part. Et qu’ainsi, peut-être, tout ce que nous avons partager tombe un jour dans mon oubli. À l’instant où j’écris ces mots, je lutte même contre le fait de (quand même), vous dire 2-3 choses, parce que c’était beau et fort, et chouette et apprenant pour moi. Mais à écrire pour apporter à d’autres, j’en ai oublié le plaisir de le faire pour moi. Ça n’a pas de sens !
J’ai écrit ce texte il y a quelques semaines déjà et j’ai travaillé dur pour retrouver ma vraie qualité de présence, pour lâcher mon désir de faire récit de tout (pour laisser une trace, pour vous faire vivre ce que nous vivons ici, pour honorer, pour raconter, pour inspirer), à retrouver aussi mon plaisir d’échanger et rencontrer vraiment, à retrouver peut-être une forme d’égoïsme à ne pas partager tout ce que la vie m’offre à découvrir et à apprendre, à le vivre pour moi, rien que pour moi.
Alors voilà, j’ai rencontré une femme formidable. Je ne l’ai pas prise en photo, je n’ai pas fait récit d’elle. Mais notre rencontre vit en moi, quand même. Cela me désole, si je suis honnête, de ne pas la raconter, de ne pas vous la raconter. Mais je m’accroche à cette rencontre pour me rappeler que je ne suis pas là pour raconter mais pour vivre et ensuite, éventuellement, raconter, vous offrir comme des cadeaux les récits de nos formidables rencontres et découvertes.

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