Elle a dit : « Je vais trouver quelque chose de pas trop dispendieux. »
Je suis debout, à côté du lit dans le salon. Au plafond, il y un grand ventilateur avec une photo sur chaque pale, que je distingue mal quand je suis allongée dans le lit. Une guirlande de lumières traverse la pièce de part en part. Un dinosaure – un parasaurolophus je crois – escalade un globe coupé en deux qui fait office d’abat-jour – je saisis soudainement la violence contenue dans ce terme. Sur les étagères, je recense un moulage de dents, une baleine, un bocal avec un liquide dans lequel flotte quelque chose d’indistinct, des cartes d’immigration, un abécédaire québécois à l’usage des expatriés atteints du mal du pays, une sorte de buse empaillée les ailes déployées. Il y a des livres partout, beaucoup. Dans la cuisine, des assiettes dépareillées et trois étagères entières dédiées à toutes sortes de tisanes. Des cartes, des affiches, des petits mots, autant de symboles qui dessinent des portraits. Une faucille, un marteau, un autocollant « en grève » et un dépliant sur les mesures de sécurité pour celles et ceux qui veulent se mettre en action, glissé dans les archives révolutionnaires de l’histoire des mouvements écologistes du Québec me renseignent un peu. Chaque jour, j’ouvre et ferme les fenêtres à guillotine que j’aimerais avoir chez moi. Je pose ma main sur les poignées rondes que j’aimerais avoir chez moi. J’apprécie le sentiment de sécurité quand je marche seule dans les rues, même la nuit. J’essaie de graver ce sentiment en moi, que j’aimerais avoir chez moi. Même si ma forêt ne me fait pas peur.
Je suis debout, à côté du lit dans le salon. J’astique consciencieusement les verres de mes lunettes. Le cabinet de curiosités dans lequel nous vivons cette semaine est fatalement poussiéreux et chaque matin, je le mesure aux particules déposées sur mes verres. Je pousse un petit cri, léger, mais Xavier accourt. Ma monture s’est brisée, en deux exactement. Les idées se frayent rapidement un chemin dans mon esprit. Casser ses lunettes n’est jamais une bonne nouvelle. Encore moins quand on est en long voyage à l’étranger. J’ignore comment ces frais pourront ou pas être pris en charge. Je ne sais pas combien de temps je peux tenir sans lunettes avant d’avoir mal à la tête. Nous organisons la solution, en débarquant dans une quincaillerie de quartier où les allées surchargées laissent à peine la largeur de votre corps disponible. Nous achetons de la colle forte mais le vendeur est très sceptique. Il aura très raison. Je laisse un message à la personne qui loge en ce moment chez nous : pourra-t-elle déposer la paire de lunettes qui se trouve dans le meuble en bois de la salle de bain dans la boîte aux lettres svp. Je demande à une amie si elle pourra aller la récupérer, me l’envoyer. Au mieux, je réceptionnerai cette vieille paire plus à ma vue d’ici 2 ou 3 semaines ; nous quittons Montréal dans quelques jours pour quelques jours aux Etats-Unis. Pas le meilleur timing. Je commence sérieusement à penser au scotch. J’ai repéré la façade d’une optométriste à quelques mètres de l’appartement. J’imagine que c’est quelque chose qui combine les métiers d’ophtalmo, d’opticien, d’orthoptiste…
Elle finit par dégoter une monture et disparait dans la foulée derrière 2-3 machines. Je la vois littéralement s’acharner pour installer mes verres dans la monture. Elle force. Je n’ai pas vu la tête de la-dite monture. Je n’ai aucune information sur son prix. Je n’en reviens pas de ce que je vis. Je me sens tiraillée, à la fois prise en charge et en otage. Je sors de mes archives Dropbox une ordonnance qui remonte à sept ans et qui mentionne les écarts entre mes pupilles. L’information lui plait bien et elle lâche un petit « yes » après avoir vérifié je ne sais quoi sur les lunettes via je ne sais quelle machine. Je suis contente pour elle et pour moi sans pour autant savoir de quoi nous nous réjouissons. Je lâche un : « C’est bien de se réjouir. » auquel elle ne répond rien.
Elle me demande de m’assoir et me tend la paire de lunettes. Je vois que j’en aime le design mais je ne l’ai pas encore essayée. Ce n’est pas le moment ; elle veut d’abord que l’on vérifie ma vue. Je lis des mots en très petit. Nous sommes toutes les deux satisfaites. Je ne suis quand même pas à 100 % : quelle tête vais-je avoir avoir ces lunettes ? Et pour quel prix ? Elle finit par me tendre un miroir. Elle a un air coquin, il faut le dire. Un air satisfait et coquin. J’adore ma nouvelle paire de lunettes. Je crois qu’elle me va comme un gant. Elle glisse la petite étiquette qui était auparavant sur la branche des lunettes : je lis 79 $. Avec le taux de change, cela fait quelque chose comme une cinquantaine d’euros. Il faut imaginer que tout cela se passe dans une économie de mots très déstabilisante. Je ne sais même pas comment partager ma surprise et ma joie. Tout ce que j’exprime me semble démesuré ; j’ai l’impression d’être une Italienne face à une Japonaise. Pardon pour les stéréotypes.
Nous passons au comptoir. Elle me dit que comme je suis venue avec mes verres, elle n’applique aucune taxe. Comme je ne connais rien à l’usage – car ma tentative de conversation autour du comparatif entre les systèmes de prise en charge des soins en France et au Canada a lamentablement échoué -, je remercie. On ne remercie jamais trop. Elle me répond : « ça me fait plaisir ». Sur le chemin du retour jusqu’à l’appartement, je cours un peu sur le trottoir. Je sautille plutôt, comme une enfant, comme quand on est très heureux de la tournure que les choses ont prise. J’ai du mal à réaliser ce qu’il vient de se passer. Le décalage apparent entre la physionomie, le mode relationnel et les faits est trop important. Il me faudra quelques jours pour qu’une autre émotion s’empare de moi. Je lis le dernier livre de Cédric Sapin-Defour, dans lequel il raconte l’accident de parapente de sa femme et sa lente reconstruction. Il y est beaucoup question du soutien de leurs proches. Et comme d’habitude, les expressions de solidarité désintéressée, d’amitié sincère et profonde, d’amour inconditionnel – oui, sans aucune condition – me tirent systématiquement les larmes aux yeux. Et je pense à elle, l’optométriste habillée en gris, à la mobilité réduite par le poids, aux doigts secs et à la parole économe, à la volonté qui a été la sienne de ne pas me laisser partir sans solution. Et j’en ai les larmes aux yeux.
Le lendemain, sous la pluie, je repasserai devant chez elle. Elle sera sur le pas de son commerce, en train de fumer. Nos regards se croiseront et je lui glisserai un nouveau, le dixième peut-être, « merci » insonore, auquel elle répondra par un discret clin d’oeil. Elle dont je ne connais pas le prénom, elle n’aura pas beaucoup dit mais elle aura énormément fait.
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