Gabriel
Xavier est revenu en disant : « C’est bon, on peut interviewer un des vendeurs du Géant Motorisé. Il a l’air cool, il a des tatouages sur les mains. » Ce jour-là, il faisait gris, un peu froid et j’avais déjà trois interviews téléphoniques prévues avec la France. À 13 heures, on est sorti du camping-car et on est allé jusqu’au comptoir du Géant Motorisé, une enseigne qui vend des véhicules motorisés, les répare et propose un tas de services et d’accessoires. Le fondateur a mis en place une halte routière juste devant son magasin. Gratuitement, on peut y stationner pendant dix jours, en ayant accès à l’eau, à l’électricité et à un point de vidange. Vous n’imaginez pas l’aubaine. Gabriel nous expliquera que ça coûte cher mais que ça attire beaucoup de monde.
Après quelques minutes d’attente, quelqu’un vient nous voir. Gabriel est en charge des hot-dog ce midi, il n’est pas disponible pour le moment. Nous prévoyons de revenir plus tard. Plus tard, Gabriel nous accueille d’une poignée de main solide et le sourire aux lèvres. La conversation débute simplement, accoudés au comptoir, dans le grand hall vide. C’est la fin de saison ici. L’activité est calme. Des camions bennes chargés de pommes de terre passent sur la route. Nous sommes quelque chose comme cinq camping-cars seulement, sur l’immense parking saturé en plein été. Gabriel interpelle sa collègue Carole pour tenter de convenir de la date de création du Géant Motorisé. Elle ne sait pas non plus. 30, 40 ans ? Plus de 20 ans, c’est sûr. Gabriel lui, travaille ici depuis six mois. Il est vendeur et il n’a pas l’intention de mentir : sa motivation première a été l’argent. Le besoin d’en gagner enfin et d’en mettre de côté. À son salaire s’ajoutent de belles commissions à chaque vente. Il a 25 ans, il a envie de se poser.
J’ai grandi ici, dans un petit village près du lac Saint Jean. Grandir ici a été plutôt fun mais je n’étais ni sportif ni studieux. Alors j’ai fait pas mal de conneries.
La veille au soir, nous avons dormi sur un parking. Dans la soirée, des jeunes sont venus, ont tourné pas mal de temps en scooter, en klaxonnant. Nous racontons ça à Gabriel. Ça ne l’étonne pas. « Ici, les jeunes ne savent pas quoi faire. Alors ils trouvent ça cool de traîner en scooter… Il y a aussi pas mal de problèmes d’alcool ici. On fait des feux, on discute et on boit pour s’occuper. De mes 11 à mes 16 ans, j’ai fait partie des cadets. C’est un programme de l’Armée, gratuit, pour les enfants. Comme une initiation militaire. On se retrouvait tous les jeudis. On portait l’uniforme et les cheveux courts. J’ai fait beaucoup de voyages et de choses avec les cadets, comme de l’hélicoptère. Cela permet de donner du cadre, de devenir plus droit et plus sérieux dans la vie. Ça m’a beaucoup aidé. »
Alors qu’il a 7 ans, sa maman part vivre à Montréal. Il reste ici avec son père et son frère. « On est une famille plutôt dysfonctionnelle, on n’est pas très unis. Mais ce n’est pas grave, je sais que des familles, on peut s’en créer d’autres avec les amis. »
À 16 ans, il décide de tout quitter pour retrouver sa mère à Montréal. Finie l’école. « Je me cherchais et j’avais besoin de retrouver des repères. » Gabriel passe une petite dizaine d’années à Montréal. « J’y ai vécu une nightlife, de fêtes, d’alcool et de dépenses. Un jour, je me suis réveillé et j’ai compris que je m’étais mis dans la merde. À 25 ans, je n’avais aucune économie, je n’avais rien fait d’autres que prendre du plaisir. Pour pouvoir bien vivre, pour avoir une indépendance financière, il faut travailler. Alors je suis revenu ici. J’ai retrouvé mes amis. Je vis en colocation avec un ami d’enfance ; on s’est retrouvé comme si c’était hier. La vie de ville et la vie de village sont très différentes. Dans mon village, on se parle dans le dos, il y a des commérages. En ville, tout le monde s’en fout de ce que tu fais. Il n’y a pas les mêmes enfantillages. Mais ici, je suis à 30 minutes de tout. Il y a moins de trafic, la vie va moins vite, est moins chère. Je vis sur une ferme dans un champs avec la forêt à côté. Le week-end, je ne fais rien ! Parfois, je vais chasser avec des copains. C’est la perdrix en ce moment. L’été, on est beaucoup dehors. On fait des feux, on va à la plage. C’est surtout des activités de plein air. Je suis revenu ici pour revenir sur le droit chemin. »
D’ici quelques semaines, l’entreprise fermera pour un mois et demi. Le plein hiver. Il se fera alors embaucher par une compagnie de déneigement avant de reprendre son poste au Géant Motorisé. « Je suis bien ici. On est 35 vendeurs sur 8 magasins. Mon directeur des ventes est un amour. Il est essentiellement focusé sur le bien-être de ses employés. Il dit que ce sont nous, les vendeurs, qui ramenons l’argent et que sans nous, son poste n’existerait même pas. Qu’un vendeur heureux est un vendeur qui vend. Comme il aime cuisiner, il nous fait des supers repas qu’il paie de sa poche. En janvier, il nous emmène à Cuba. Dans notre magasin, il n’y a pas de compétition entre vendeurs ; on a un système de roulement pour s’occuper des clients qui arrivent. »
Quand nous comparons nos systèmes, nous sommes surpris de constater le niveau de connaissance de Gabriel sur la France. S’il se désole de voir Cyril Hanouna dans « Touche pas à mon poste », il sait aussi comment fonctionne notre CAF ; nous parlons de notre système de chômage et du leur, de notre RSA et de leur « bien-être social ». « Ici, si tu veux travailler, tu trouves du travail. Même si tu n’as pas vraiment le niveau d’études. Il y en a partout de l’emploi, mais il faut le vouloir. Les gens ne veulent plus travailler ! Pourtant le chômage n’est vraiment pas élevé. Il existe le bien-être social, qui est vraiment le dernier recours, et c’est quelque chose comme 600 pièces par mois. Tu ne vis pas avec ça. Tu y accèdes si tu as travaillé un certain nombre d’heures, mais cela dépend des endroits au Canada. »
Longtemps, la France a fait rêver Gabriel. Mais plus maintenant.
Votre gouvernement, votre instabilité sociale… Vous êtes plus près de la guerre civile que nous.
Les manifestations dans la rue à Paris, on ne voit pas ça ici, pas à ce point. Les rues en feu, les gilets jaunes, la Police, les bavures… Notre barrière mentale est plus forte ici. On a plus de limites je crois. » Il ajoute « C’est fou là. » comme souvent à la fin de ses phrases. Olivier, l’entrepreneur en construction que nous avions rencontré quelques jours auparavant nous avait lui aussi parlé de notre situation politique et de notre Président « qui se fait gifler par sa femme. » Et il avait ajouté un sous-entendu concernant le fait que sa femme n’était peut-être pas vraiment une femme… Notre gastronomie continue de faire parler – le vin, la charcuterie, les fromages, le pain… – mais notre gouvernement aussi. « La France ne me fait plus rêver comme avant mais je crois quand même que vous prenez plus soin de vous et de votre santé que nous. Il y a moins d’obèses chez vous que chez nous je crois, non ? »
Comme Aldalina et Alberto, Cubains installés au Canada depuis dix ans, nous ont demandé ce que la guerre en Ukraine avait changé dans notre pays, Gabriel nous parle de la situation politique aux Etats-Unis : « Notre économie a beaucoup bougé depuis Trump. Ça sépare le peuple, entre les pro et les « no fucking way ». Il y a plus de gens contre mais on sent l’instabilité. Pendant longtemps, nous au Canada, on a été le petit frère en arrière, qui ne dit trop rien. Aujourd’hui, on se sent plus affecté par les grands problèmes du monde. Israël divise beaucoup ici. Je crois qu’il faut être vigilant avec le multiculturalisme pour conserver la culture de chaque pays. Il ne faut pas oublier que nous sommes un pays d’imposteurs. Nous avons mis les Amérindiens dans un coin, avec une école et un hôpital. Notre chez-nous n’est pas vraiment chez nous. En ce moment, les Améridiens bloquent les routes forestières parce qu’une loi tente de passer qui concerne les coupes d’arbres. Les jeunes ne se sentent plus concernés par cette partie de notre histoire mais il ne faut pas oublier d’où on vient. »
Gabriel nous demande comment nous finançons notre voyage et s’inquiète de savoir si nous sommes en difficulté ou pas, si nous parvenons à nous nous nourrir par exemple. Il nous dit que demain, nous pouvons venir boire un café gratuitement. Nous convenons que lorsqu’il viendra en France, il nous fera signe. Ouvrir sa porte ainsi, dire « Tu es le bienvenu si tu viens chez nous. » fait un bien fou. Comme un cessez-le-feu, la fin de la vigilance.
Nous n’avions pas prévu de rencontrer Gabriel. Je n’aurais pas parié sur une interview comme ça, au débotté, au comptoir d’un Géant Motorisé, en face d’un parking un peu flippant. Mais voilà la magie et la leçon : sortir de chez soi et poser des questions aux gens. Quand on a peur de leur parler, leur poser des questions. Poser des questions est rarement une mauvaise idée, peut-être même toujours une bonne.
Gabriel a 25 ans, envie de se poser et de tourner la page des conneries, envie de venir en France un jour, peut-être chez nous. Quand l’avenir me fait peur, peut-être pourrais-je penser à ça. À l’idée qu’un jour, Gabriel va nous écrire pour nous dire : « J’arrive. »